Paulina Spucches est une jeune illustratrice de 24 ans, qui s’est fait connaître avec un premier album réalisé pour son diplôme des métiers d’art, qu’elle a obtenu avec les félicitations du jury.
Le sujet est la vie de Vivian Maier, photographe assez méconnue.
L’ éditeur Steinkis s’est empressé de le publier, ainsi que son deuxième album, autour de la vie d’Anne, la plus jeune des sœurs Brontë.
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Livres adultes)
Dans cette interview elle nous parle, avec une grande maturité, de son cheminement, de son travail et de son intérêt pour ces femmes moins connues.
Dans ton adolescence tu voulais travailler dans le cinéma.
Rêve d’ado ?
Oui, d'une certaine manière, c'était un rêve de l'adolescence. Je me souviens de ces premières émotions cinématographiques qui m'ont donné envie de réaliser moi-même des films. C'était un rêve, car tout était lié à un imaginaire juvénile de ce qu'était le cinéma.
Ensuite, au Lycée, tu as découvert la BD et ça a été une révélation. C’est comme faire du cinéma, mais avec moins de pression, m’as-tu dit.
Peux-tu expliciter ?
La BD est similaire au cinéma, un art de la séquence et de la narration visuelle. La différence majeure réside dans le fait qu'en bande dessinée, il suffit de prendre une feuille de papier pour représenter ce que l'on désire, sans les contraintes de la réalisation cinématographique. Quand je parlais de moins de pression, je faisais référence à la liberté offerte par la BD pour mettre en images ses histoires. Ces deux formes d'art restent bien distinctes, cependant.
Tu as décidé donc de te former à l’illustration, tu as rejoint une prépa et ensuite tu as fait un diplôme de métiers d’art (DMA) option illustration. Est-ce que cette formation t’a apporté ce que tu cherchais ?
La formation DMA Illustration à Renoir a été très complète et a répondu à mes attentes. Je souhaitais acquérir une approche narrative active de l'illustration, comprendre comment construire un projet, que ce soit en illustration jeunesse ou en bande dessinée. Nous avions la possibilité d'expérimenter, de nous tromper, tout en bénéficiant des retours de nos professeurs. Cela a été une formation très enrichissante. À la fin de la deuxième année, nous pouvions réaliser un projet professionnel. Dans mon cas, j'ai travaillé sur une première version de ma BD sur Vivian Maier. Cela m'a ensuite donné l'opportunité de présenter ce projet à des éditeurs, avant de publier mon premier livre avec les éditions Steinkis.
Justement, pour ton diplôme tu as fait un roman graphique autour de la personne de Vivian Maier, dont tu as découvert son œuvre lors d’un voyage en Espagne. Qu’est-ce qui t’a fasciné dans son travail, ou dans sa vie, tout simplement ?
Ce qui m'a fasciné chez Vivian Maier, comme pour beaucoup de gens qui découvrent son travail, c'est le mystère qui l'entoure, son approche de l'image comme une collecte minutieuse de nombreux détails, et le fait qu'elle se soit matérialisée à travers tous ces objets, toutes ces traces accumulées tout au long de sa vie. C'est un peu comme le mythe de l'artiste qui nous laisse une malle remplie de trésors, que l'on découvre grâce à elle. C'est ce qu'elle représente. Ensuite, être simplement face à ses photos et ressentir l'émotion unique que chacune d'elles suscite, c'est quelque chose qui m'a profondément touché et que j'ai voulu transmettre à travers mon travail en bande dessinée.
Tu as utilisé quelques-unes de ses photos que tu as refaites en peinture, tu leur as donné des couleurs et une nouvelle vie. Partir d’une photo et imaginer la suite, m’as-tu dit. C’est une idée originale, et le résultat est très intéressant. Comment as-tu organisé la trame du livre ?
J'ai choisi chaque photo en amont, par instinct. Si une photo m'attirait et racontait quelque chose pour moi, je l'écrivais, je dessinais à partir de cette image comme si je l'avais vue sans savoir qu'elle avait été prise par Vivian Maier. Avant d'être une biographie, c'est une œuvre d'imagination qui s'appuie sur les traces photographiques. J'ai ensuite travaillé à composer un récit en intégrant les éléments et la trame réelle de sa vie : les lieux où elle a vécu, les dates clés, comme son voyage en France en 1954 ou son installation à Chicago. Ces éléments réels ont été intégrés au récit, que j'ai construit autour et à partir de ces photos. La trame s'est constituée par principe d'imbrication, un peu comme un puzzle.
Ensuite, tu as fait un livre sur les sœurs Brontë, en mettant en avant Anne, la petite qui n’a pas atteint la célébrité de ses sœurs. Tu mets en valeur la personnalité puissante de cette fille, qui a osé écrire sur des sujets qui étaient scandaleux à cette époque. Pourquoi ce choix ?
J'ai choisi de travailler sur Anne Brontë car je suis fascinée par les sœurs Brontë depuis mon adolescence. Lors d'un voyage en Angleterre, j'ai visité la maison où elles ont grandi, à Haworth. C'est là que j'ai réalisé que je ne m'étais jamais vraiment penchée sur la vie de la cadette, sur son œuvre littéraire. Je me suis demandé pourquoi une des sœurs était si peu connue par rapport aux autres. En lisant ses romans, j'ai été admirative de cette femme et de son courage d'écrire sur des sujets controversés pour l'époque.
On dirait que tu choisis d’écrire sur des femmes qui ont été invisibilisées. Es-tu sensible à ces thèmes ?
En tant que féministe, je suis effectivement très sensible à ces thèmes. Je trouve important de mettre en lumière des femmes qui ont été oubliées ou minimisées dans l'histoire.
Tu as animé des ateliers sur la BD et Vivian Maier, peux-tu en parler ?
Depuis la publication de mon premier livre, j'anime des ateliers qui me permettent d'explorer d'autres facettes de la création artistique. J'apprécie particulièrement l'aspect de partage culturel avec un public, surtout les jeunes. Par exemple, avec les ateliers basés sur Vivian Maier, j'ai initié les participants à la bande dessinée en leur demandant d'imaginer une scène à partir d'une photo, comme je l'ai fait pour ma BD. Cela libère leur imagination et leur permet de comprendre les différentes étapes de création d'une page de BD, de l'écriture au storyboard. J'aime partager ces connaissances et voir les participants s'approprier cet art à leur manière.
Comment vis-tu le fait d’être une jeune femme artiste ? Est-ce que tu as ressenti un handicap dû à ton genre, ou les choses commencent à bouger ?
Il y a aujourd'hui une présence très importante des autrices de bande dessinée, qui proposent une production très variée et inspirante. Cependant, je pense que l'industrie du livre et de la BD, comme de nombreuses professions, est encore marquée par le sexisme. Je suis reconnaissante de commencer mon parcours professionnel à une période où tant de militantes et de mouvements féministes travaillent à améliorer la situation et à dénoncer les inégalités. Le mot "handicap" ne serait pas approprié, mais c'est quelque chose dont il faut être conscient et sur lequel il faut agir.
Que prévois-tu pour l'avenir ?
Je souhaite continuer à progresser, à créer et à m'impliquer dans l'action culturelle. J'aimerais que mes projets à l'avenir incluent aussi bien des livres inspirés de personnages réels, que de la fiction. Chaque fois, en explorant des thèmes qui me tiennent à cœur.
Entretien réalisé par Cristina Agosti-Gherban